"La galère, y a les condés !"Bientôt minuit, samedi soir, la caravane de la free partyvient de tomber sur un contrôle de gendarmes. Parti depuis à peine un quart d'heure pour aller installer la sono de la rave clandestine, le convoi d'une dizaine de véhicules bute sur les forces de l'ordre postées à un stop au milieu du village de Beaumesnil, entre Evreux et Lisieux (Eure). "C'est sûr, les flics sont au courant qu'il y a une teuf, ils écoutent les téléphones portables", lâche Jérôme, dit "Geger", l'un des DJ inscrits au programme de la "vache folle party". Dans les voitures, les raveurs glissent les joints sous les sièges et se préparent à l'alcootest. "Le truc du filtre de cigarette dans la bouche, ça marche ou c'est bidon ?"
Les quatre gendarmes regardent l'équipée d'un drôle d'air et appellent une voiture en renfort. Piercing, crâne rasé, parka ample et pantalon treillis, "Seb" parlemente en tête de convoi. Dans son camion au logo d'un magasin de cuisines artisanales, emprunté pour l'occasion, s'entasse une partie de la sono louée pour environ 4 000 francs. Le reste a été apporté par Pierrot, qui vit dans son camion avec sa copine et son chien. Le flyer (tract d'invitation) de la fête techno promet une puissance sonore de 14 kilowatts et annonce huit DJ différents. Il précise le numéro de téléphone (infoline) à appeler pour connaître le lieu de la free party, tenu secret jusqu'au dernier moment, une fois que les organisateurs ont investi le lieu choisi et qu'ils ont "posé le son".
Pour l'heure, les gendarmes contrôlent les papiers et notent les plaques d'immatriculation. Ils font souffler les conducteurs dans le ballon puis laissent tout le monde repartir. Les raveurs reprennent la route en ordre dispersé, les gendarmes sur leurs traces, bien décidés à découvrir le lieu de la fête. Au bout d'une heure et demie de ce jeu de pistes, l'infoline, modifiée à distance par l'un des organisateurs, donne rendez-vous sur la place du village de La Barre-en-Ouche. Un véhicule de la gendarmerie est garé juste à côté, à une centaine de mètres des voitures de "teufeurs" qui ont déjà rallié le point de rencontre.
Pendant ce temps, "Seb", Pierrot et quelques autres ont faussé compagnie à leurs poursuivants. Il est 2 heures du matin, il fait froid et humide, la fête commence à prendre du retard. "C'est carrément normal. Des fois, on trouve même pas l'endroit", tempère une habituée. Eclairé par les phares des voitures, le petit groupe décharge les camions et s'active pour monter la scène, à l'extrémité d'un pré perdu au milieu des bois, au bout d'un long chemin tout en dénivelés et en ornières.
"C'est tranquille, des copains ont fait du motocross sur ce terrain et ils n'ont jamais eu de problèmes, explique "Seb". C'est une super clairière. Quand le jour va se lever, ça va en jeter." Au bout d'une demi-heure, l'installation prend tournure. Posées sur des palettes, les enceintes forment un mur qui cache la table de mixage, les platines des DJ et le groupe électrogène posés un peu plus loin. Des palmiers en carton font office de décor. Une vache "transgénique" trône au-dessus du mur d'enceintes, peinte sur un panneau aux couleurs psychédéliques. De part et d'autre, deux camions délimitent la scène. Des diapos d'artistes "néo-pop art" sont projetées dessus pour ajouter une dernière touche artistique.
ÉVITER "LES PÉPINS À LA SORTIE"
Un peu avant 3 heures, la sono commence à cracher la techno, saccadée et surpuissante. Au programme : techno hard et jungle. Les premiers groupes de " teufeurs"débarquent et s'agglutinent contre la scène. En moins d'une demi-heure, ils sont déjà plusieurs centaines. A l'entrée du pré, 20 francs de "frais de participation" sont demandés, sans trop de vigueur. "C'est un peu contraire à l'esprit des free parties. D'habitude, c'est gratuit. Mais on doit rembourser du matériel qu'on a cassé la dernière fois", précise "Seb". "C'est juste une donation, on ne gagne pas notre vie avec ça. Les teufs, on en vivote, on travaille tous plus ou moins à côté, explique " MC Samy", un des DJ, venu de Quimper. De toute façon, si le mec qui veut passer est à la cool, une boulette de shit à partager, ça suffit pour entrer."
Arrivée en retard, "C-Cil", DJ et organisatrice, est tout énervée : "Les gendarmes ont mis la pression, ils barraient le chemin. Mais comme il y avait des voitures sur les deux côtés de la route jusqu'au village, ils ont fini par nous laisser passer". En réalité, un coup de fil passé au cabinet du préfet a permis de trouver un compromis : laisser la fête se dérouler jusqu'au début d'après-midi. C'est Philippe, l'un des responsables de l'association Prev'en teuf, qui a parlementé. "Les autorités ont compris qu'il valait mieux négocier plutôt que de chasser sur les routes des jeunes déjà chargés. Ça évite les pépins à la sortie", commente Philippe.
Présents pour réduire les risques liés à la consommation de drogues, les bénévoles installent la tente de "testing" pour évaluer la qualité - donc les risques - des produits consommés par les "teufeurs" : ecstasy, LSD, cocaïne. A 10 mètres de là, à peine, les dealers vendent leur marchandise à la criée, comme dans un marché en plein air. "Coke ! Ecsta !", lancent les revendeurs au milieu de la foule. Une partie des dealers repartiront au petit matin, à bord d'un véhicule immatriculé dans un département de la banlieue parisienne. Habitués à la présence d'associations de prévention, les raveurs font la queue devant la tente et en profitent pour signer la pétition contre l'amendement Mariani, destiné à réprimer lesfree parties (lire ci-dessus).
"Rollex" ou "Chicago Bulls", les pilules colorées d'ecstasy passent rarement avec succès le test de qualité : quelques gouttes de réactif versées dessus. "Tu ne prends pas tout d'un coup et tu ne bois pas d'alcool pour éviter les réactions bizarres", conseille un bénévole au détenteur d'un produit douteux. "Les teufeurs consomment des trucs, mais ils viennent avant tout pour la musique. Et la racaille de banlieue qui fait 200 kilomètres pour vendre sa drogue, ça fait pas partie du délire", déplore "C-Cil". L'air un peu hagard dans une parka trop grande pour lui, Damien ne trouve rien à redire à la consommation de drogue dans les free parties. "Physiquement, ça t'aide à tenir ; et, mentalement, tu t'ouvres et tu vas vers les autres", assure ce jeune de vingt-deux ans venu du Havre, amateur de LSD et d'ecstasy.
GRANDS SACS-POUBELLE
Au plus fort de la fête, ils sont environ 1 500 à piétiner dans le froid, au rythme de la sono, mais chacun demeure dans une espèce de transe intérieure, comme enfermé dans sa bulle. Au petit matin, l'ambiance se fait plus conviviale. Les raveurs "redescendent", se réchauffent autour d'un feu et discutent par petits groupes. Labouré, jonché de canettes de bière et de détritus divers, le terrain ressemble à un dépotoir. Vers huit heures du matin, de grands sacs-poubelle circulent de main en main et commencent à se remplir. "Pour ne pas passer pour une bande de drogués qui saccagent tout, faut commencer par ne pas laisser l'endroit comme une auge", explique Pierrot.
Pendant ce temps, à près d'un kilomètre de là, les gendarmes, eux, s'affairent à relever les plaques d'immatriculation des voitures garées le long de la départementale. "Si on approche trop, on va dire qu'on provoque", lâche un officier, dépité. Venu en renfort de Pont-Audemer avec quelques hommes, le gendarme rumine sa frustration : "Nous, on constate et on regarde, c'est tout ce qu'on peut faire. Paraît que la préfecture a donné son autorisation." Finalement, après d'ultimes négociations et un contrôle d'identité général sur les derniers "teufeurs", la free party continuera jusque vers 17 heures.