Arsenic, teufeurs et vieilles montagnes
A Saint-Felix-de-Pallières, dans le Gard, les habitants découvrent que le site minier de la vieille Montagne regorge de toxiques. Et que le vent et l’eau disséminent les poisons à des kilomètres à la ronde. C’est le scandale sanitaire français le plus secret, le plus ingérable et qui concerne 350.000 anciens sites industriels.
En bas, c’est Anduze, sa bambouseraie et son petit train vapeur touristique. La vitrine. Tout en haut, ce sont les Cévennes, les vraies. En grimpant à pied sur la "Vieille Montagne", vous tombez sur un premier panneau bariolé plutôt sympa : "La Mine espace d’accueil temporaire". Le second est moins amène : "Attention aux chiens !" Et un pitbull grognon pointe déjà son museau. "La haut, vous verrez, avait prévenu un voisin, c’est 'Mad Max Village' ".
Zéro maison mais c’est bien un village. Les fumées s’échappent des tuyaux plantés sur des dizaines de carcasses d’acier : d’antiques bétaillères, des caravanes délavées ou des autocars réformés qui sont agglutinés sur une étroite plateforme à l’aplomb d’une falaise. Pas loin du potager, un coq chante. Nous sommes quelque part entre le Moyen-âge et la Science Fiction. Un tableau de Brueghel propulsé dans l’ère post industrielle.
Cette colonie hors le monde, c’est le nid d’aigle des "traveller’s" et "roaders" européens. Un peuple de nomades - plusieurs dizaines de milliers en France - qui, entre deux jobs, cabotent dans des camionnettes hors d’âge de Tchéquie en Italie, des Pays-Bas au Maroc... "Ici, à Saint-Felix-de-Pallières, c’est bien le seul endroit de France où on peut se poser sans être parqués avec les gitans ou obligés de squatter", explique Sylvie Dupard installée ici depuis 1993.
Un terrain privé acquis en 1989 au nom d’un " Groupement foncier agricole" présidé par Wilhem Sunt, le porte-parole, de l'Association pour les habitants de logements éphémères ou mobiles et pour un habitat choisi".
Combien de "traveler’s" sédentarisés sur la vieille Montagne de Wilhelm Sunt ? Combien de jeunes robinsons babas, de quadras tatoués, d’ex-étudiants en rupture de ban et de petits-enfants de soixante-huitards ? La réponse est toujours évasive : "Ça va, ça vient…", sourit "Crète le breton" dans son autocar épave décoré de colifichets tekno où ronronne un four à bois. En ces mois d’hiver, ils sont une quinzaine à vaquer comme lui à la brasserie de bière bio, à l’entretien du poulailler, aux travaux de mécanique en tous genres au milieu des chèvres et des oies.
"Ce sont surtout les raves qu’ils cultivent !", réplique en riant Gérard Rossignol, le Maire à catogan de Saint-Felix. Et quand c’est la saison des maxi festivals d’été, genre Funky Freaky Party, il est exact que ça déménage. Ingérable !". "Mad Max village" se métamorphose alors en "Mad Max agglo". Plus d’un millier de teufeurs qui vont et qui viennent et campent plusieurs jours dans les sous-bois. Soit dix à vingt fois la population des deux villages voisins.
Exaspérés par le tintamarre des sonos, les va-et-vient des bétaillères et les seringues abandonnées, pas mal de riverains ne mâchent pas leurs mots. Ce sont , disent-ils, des "cure-gamelles abonnés aux aides sociales" et à "l’herbe de Provence" [le haschich, NDLR]. Beaucoup aussi font valoir la sacro sainte tradition de refuge cévenole. "Ils sont les 'boat people' d’une société qui part en vrille", confie cet artisan. Un tag noir et bleu laissé sur un mur par un teufeur le dit autrement :"Le monde est mort, je tue le monde."
Sauf que ce sont eux, les "traveler’s", qui, à Saint-Felix, risquent leur peau. Pourquoi croyez-vous que ce site magnifique leur fut cédé pour une bouchée de pain ? C’est tout bête : ces 32 hectares poussiéreux sont en réalité une vaste poubelle industrielle. L’épicentre d’un énorme complexe minier exploité pour son plomb et son zinc depuis 1845, voir depuis les romains, jusqu’à 1970. Partout, la terre suppure de toxiques. Sur l’ex-laverie notamment : "C’est là, se souvient Monsieur Jean, l’ancien mineur, que l’on touillait dans une vingtaine de cuves les broyats miniers avec du cyanure pour isoler le plomb…". Ensuite ? "On jetait le reste un peu plus loin."
Toute la gamme des métaux lourds s’est donc sédimentée sur place et s’oxyde à l’air libre : l’arsenic, l’antimoine, le cadmium, le plomb, le mercure, le thallium… En 2007, un rapport conjoint du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) et de l'Institut national de l’environnement industriel (Ineris), relevait un peu partout sur le sol des taux dix à vingt fois supérieurs aux normes maximales autorisées. Les risques ? Cancers de la peau, troubles sanguins, rénaux et du développement… Verdict : le site, classé 1, est noté inhabitable par l’Agence régionale de santé.
Sauf que les "traveler’s" sont déjà là. Qu’ils inhalent chaque jour un peu plus de poussières d’arsenic et de thallium. Mieux vaut espérer, comme ils l’assurent qu’aucun bébé ne vit ici ou qu’il ne fait que passer. Partir ? Mais où ? Et qui voudrait voir surgir un cortège de bétaillères à Alès, Nîmes ou Montpellier ? Réhabiliter le terrain ? Mais comment ? "D’autant, confie Sylvie Dupard, que l’ancien propriétaire, la société minière belge Umicore, n’a nulle part évoqué dans l’acte de vente la présence de résidus toxiques."(1)
En revanche, est dûment stipulé que "l’acquéreur et ses successeurs" ne pourraient réclamer "aucune indemnité pour quelque dommage que ce soit..." Une clause abusive ? Umicore, premier producteur mondial de zinc ouvre le parapluie : "Cette vente a reçu le soutien plein et entier des pouvoirs publics."
"Un grand classique, ce tour de passe-passe qui permet à l’industriel pollueur de rétrocéder sa pollution, puis de s’évanouir dans la nature", observe Frédéric Ogé. Ce chercheur au CNRS a consacré sa vie à dénoncer le "scandale sanitaire" des sites potentiellement contaminés de France. Combien ? "350.000, au bas mot !", répond Ogé. Et combien de mines comme à Saint-Felix ? "Oh, je dirais plusieurs milliers… "
"Incroyable cette inertie complice des services de l’Etat !" rugit Johnny Bowie, un ex-guitariste qui a joué avec la chanteuse Björk, et qui se bat dans une extrême solitude depuis dix ans pour alerter les riverains de Saint-Félix : "Jamais, dit-il, l’Etat n’a procédé à la moindre étude d’impact environnementale ou sanitaire. Il n’y a même pas un panneau municipal pour mettre en garde les familles qui viennent cueillir ici des champignons, des mures ou les figues sans doute imbibés de toxiques ! Pire encore, les autorités ferment les yeux sur les animations pyrotechniques agrémentés de lance-flamme pendant les concerts des traveler’s!"
C’est l’obsession de Bowie : l’incendie de forêt qui provoquerait un nuage de fumées chargées de vapeurs toxiques. Un risque que le toxicochimiste André Picot juge hautement plausible puisque "les arbres absorbent les métaux lourds". Faute d’étude spécifique, les pompiers d’Alès restent réservés. Mais eux aussi sont inquiets : "L’année dernière, une caravane a pris feu et nous n’avons pas de prise d’eau sur place…"
Entre Bowie qui prédit l’apocalypse et les "traveler’s" qui craignent l’expulsion, ça tourne au vinaigre. Au point que pour s’éviter "un assaut de pitbulls", Bowie a préféré déménager de sa petite maison du chemin minier. Ça tangue à Saint-Felix. Ça bouge aussi. Des expertises privées dans le jardin potager d’un résident viennent de révéler que la terre était contaminée à un niveau trente à cent fois supérieur aux plafonds tolérés. La faute au ruissellement que connaît bien le maire d’Anduze, Bonifacio Iglesias : "Quand tous les sept-huit ans, les boues dévalent de la vieille Montagne, c’est le Gardon qui meurt pour un bon moment. L’eau et les poissons." Son collègue de Saint-Felix y va aussi de son souvenir : "Dès qu’il pleuvait dru, je me souviens que mon cheval refusait de boire. L’eau bleu-verdâtre, ça l’inspirait pas !"
Peu à peu l’omerta recule. L’appréhension sanitaire l’emporte sur la trouille d’une dévalorisation des valeurs immobilières. C’est si vrai qu’une association réunissant des villageois de Saint-Felix et des représentants du village bis des "traveler’s" vient de se créer. D’autant que tous viennent d’apprendre que la Direction régionale de l’environnement (Dreal) a enfin reçu instruction de procéder en 2012 à une étude d’impact sur l’eau, les rivières et les plantes.
Et sur les hommes ? Toujours rien en vue malgré les efforts de l’Agence régionale de santé. "Pourtant, nous les 'traveler’s', on s’est porté volontaires pour des analyses de sang, de cheveux et d’urine !", insiste Sylvie Dupard. Sans suite. Longtemps, l’Etat a gagné du temps parce qu’il connaît trop le coût vertigineux des travaux. Et que des milliers d’autres sites sont en file d’attente. C’est l’autre dette franco-française qui surgit : la dette éco-industrielle des XIXe et XXe siècles, reportée sur les générations futures. Les nôtres.
(1) Suite à la publication de l'article, Umicore tient à préçiser que la mention du "passé minier " de la mine de St Félix est stipulée dans le contrat de vente entre Mr Sunt et Umicore. Le contrat renvoie aux arrétés préfectoraux ainsi qu'au rapport consultable en mairie et précise que le " bien acquis ne peut être destiné à la construction". In extenso : " L'acquéreur déclare avoir pris connaissance du passé minier et de ses conséquences sur la parcelle objet de la présente vente".
Guillaume Malaurie pour Le Nouvel Obs
Risque de pollution majeure : la lettre désespérée d'un maire abandonné
La lettre présentée ici est signée Gérard Rossignol, maire de Saint-Félix-de-Pallières, et était adressée le 3 aout dernier au Préfet du Gard, avec copie au ministre de l’Intérieur Manuel Valls et à la ministre de l’Ecologie Delphine Batho. Une lettre d'un de ces élus ruraux confrontés au laisser aller de l’Etat face à des risques majeurs de pollution et d’empoisonnement.
L'édile des Cévennes dit son ras-le-bol de l’abandon de la puissance publique, du savant cache-cache administratif ponctué de notes dilatoires et des lâchetés en cascade.
A l'occasion d'un article : Il a été souligné l’absence totale de prévention contre les métaux lourds en tous genres qui s’oxydent, suppurent du sol, contaminent les cours d’eau et l’atmosphère. Nous insistions aussi sur les risques majeurs d’incendie de la forêt qui risquaient de dégager un nuage toxique sur tous les environs du fait de la sédentarisation à l’épicentre du site d’un communauté de roaders qui procèdent régulièrement à des rave-parties.
Ce sont toutes ces données que récapitule Gérard Rossignol dans sa lettre SOS du 3 août 2012. Il insiste particulièrement sur ces risques d’incendies lors des "manifestations musicales" qui rassemblent des centaines, voire des milliers de personnes sur "un terrain hautement pollué", où il n y a "aucun extincteur", où les "voies publiques sont obstruées" et "où l’on procède à la vente d’alcool sans autorisation" et probablement de drogues. Ajoutons que des spectacles aux lance-flammes sont assez fréquents.
Gérard Rossignol rappelle que lors des manifestations ces dernières années, il y a déjà eu "trois décès". Soit "deux overdoses et un suicide par pendaison".
Juste avant un énième "spectacle musical" prévu pour le 2, 3, 4 et 5 août 2012 que la Préfecture fait semblant d’interdire, le maire prend donc la plume : "J’ai reçu un simple courrier de votre part m’indiquant que vous ne souhaitiez pas accéder à la demande d’autorisation sollicitée par les organisateurs (…). A aucun moment vous ne m’informez des différentes dispositions que vous allez prendre afin d’empêcher la manifestation de se tenir."
"Je vous rappelle que les organisateurs de la rave-party vous ont déclaré sans gêne aucune qu’ils enfreindraient sans complexe votre interdiction."
Ce qui fut fait...
De manière plus générale, le maire revient sur l’occupation du site par l' Association pour les habitants de logements éphémères. Bien que le terrain soit une propriété privée, rappelle Gérard Rossignol, l’acte de vente prohibe formellement "la présence permanente ou non d’habitation et toute occupation humaine ponctuelle ou habituelle". Risques confirmés par le Rapport Géoderis du 11 décembre 2008 mais aussi par les pompiers d’Alès qui ont, lors d’une réunion récente, "exposé de façon limpide les risques inadmissibles".
Dans sa lettre, le maire note qu’aucune "sanction n’a jamais été appliquée contre l’association des raveurs qui gère le site alors même qu’ils enfreignent la législation de la République et portent atteinte à la sécurité de tous."
l’Etat va donc devoir gérer une situation de plus en plus critique. Dans la commune, les positions se radicalisent, même si une association montée en 2012 et qui rassemble des habitants de Saint-Félix et des résidents du site minier tente de suggérer des solutions de compromis. Trouver par exemple un site de repli où pourraient aménager les roaders. Une manière de les protéger, contre la pollution à laquelle ils sont exposés en première ligne.
Guillaume Malaurie pour Le Nouvel Obs