Le Calvados a bien accueilli l'édition 99 du Teknival du 1er mai.
Saint-Martin-de-Fontenay,
«Pourquoi je payerais 200 balles pour aller m'enfermer dans une salle glauque, alors qu'ici c'est joli, c'est gratuit
et je peux faire ce que je veux, personne ne viendra m'emmerder?»
Ainsi résumé,
on comprend que les Free-Parties, ces fêtes techno gratuites et clandestines,
ou les Teknivals, leurs équivalents champêtres mais tout aussi illégaux, ont encore de beaux jours devant eux.
Le soufflé d'hystérie anti-techno a beau être retombé, le gouvernement Jospin a beau avoir enfin retiré la circulaire: «les soirées raves, des soirées à haut risque» (Libération du 22 février) qui servait depuis 1995 de base légale à une quasi-interdiction des raves,
la frange la plus radicale des amateurs de techno préfère encore «monter à l'arrache» des soirées sans demander la moindre autorisation.
De toute façon, il faudrait être bien naïf pour imaginer que les pouvoirs publics autoriseraient l'organisation de quoi que ce soit sur des sites (friches industrielles, terrains militaires ou carrières désaffectées) souvent exceptionnels mais toujours inadaptés.
le Teknival du 1er mai est traditionnellement le rendez-vous le plus fédérateur.
Chaque année, les travellers (ces nomades techno qui, tels les Merry Pranksters des années hippies, vagabondent en famille de fête en fête) et les ravers de tout poil se retrouvent sur un terrain tenu secret jusqu'à la dernière minute.
Cette fois encore, pour brouiller les pistes et éviter que la police soit sur les lieux à temps pour disperser les premiers arrivants, les informations les plus fantaisistes ont circulé jusqu'à la dernière minute sur la localisation exacte.
C'est finalement à une dizaine de kilomètres de Caen, sur la commune de Saint-Martin-de-Fontenay, que les ravers se sont retrouvés tout au long du week-end sous le regard passablement médusé des habitants du cru.
Dès 5 heures du matin samedi, la gendarmerie locale bloquait les routes avoisinantes. Mais il y avait déjà sur place trop de monde pour intervenir. Débordés comme chaque année, les policiers en ont été réduits à essayer d'empêcher les retardataires d'arriver à bon port pendant que l'hélicoptère de la protection civile survolait le site pour observation.
Or, à ce jeu du chat et de la souris, les ravers sont mieux préparés. D'autant que, depuis la démocratisation du téléphone portable, l'information circule nettement mieux: «Allô! T'es où? Mais non, c'est pas là, prends la D 158 et tourne à droite"» A proximité des barrages,
la réaction des gendarmes alterne alors entre agressivité («rien à foutre des journalistes, dégagez») et philosophie («de toute façon, qu'est ce que vous voulez qu'on fasse? Ils sont trop nombreux et puis, dans le fond, ils sont plutôt gentils»).
La nébuleuse des organisateurs de Free est trop opaque pour savoir exactement qui, parmi les quarante à cinquante «sons» présents pour la circonstance, a trouvé le site, et démarré la fête
(souvent après de longues recherches, les semaines précédentes) .
Mais l'équipe de Médecins du monde était comme toujours parmi les premiers sur place et montait sa tente alors que les sound-systems sortaient les groupes électrogènes des camions.
Depuis 1997, l'ONG a mis en place une «mission rave» (Libération du 13 avril 1998) pour soigner les ravers et essayer de «réduire les risques liés à l'usage de drogues de synthèse».
A l'entrée de la grande tente où médecins et bénévoles distribuent eau, nourritures, préservatifs, boules Quies et toutes sortes de plaquettes d'information, on peut lire cet avertissement: «Attention aux mauvais trips, des cachets de Lysanxia (un anxiolytique) sont vendus comme étant de l'ecstasy et de la très mauvaise coke coupée aux amphétamines circule.»
Il y a cinquante ans à Woodstock, on faisait déjà des annonces entre les concerts pour mettre en garde contre les méfaits de certains LSD frelatés.
Conditions parfaites. Une clairière bordée d'une rivière et d'une voix ferrée désaffectés: le site de cette année était idéal.
Samedi en début de journée, de l'avis des habitués eux-mêmes, le Teknival était encore «un peu mou». Il a fallu attendre 5 heures de l'après-midi que les policiers finissent par être obligés de laisser passer les camions qu'ils avaient bloqués pour que la fête commence vraiment.
Venus de Cornouailles, des Anglais étaient fiers de raconter leur périple: «Les flics nous ont bloqués à l'aube et on a tourné en rond pendant six heures. Finalement, on s'est garé devant un barrage en disant qu'on ne bougerait pas de là. Au bout de deux heures, dégoûtés, ils nous ont laissés passer.»
Pour ce qui est de la musique, comme souvent, il ne fallait pas avoir les oreilles trop délicates. Hardcore, hardstep, transcore.
En dessous de 180 Bpm point de salut, et les amateurs de house sont priés de rester dans les clubs.
A l'évidence, il s'agit plus ici d'un phénomène de «société» que d'une manifestation artistique, même si quelques bons DJ ont émergé ces dernières années de la scène free. Ce week-end pourtant, quelques sound-systems aventureux exploraient d'autres pistes.
Ainsi, le collectif parisien Vision musicale s'autorisait à mixer des vieux Joy Division, Japan et même le mythique Rocket USA de Suicide. De la new wave dans un Teknival. Plus surprenant encore, un petit son (deux platines dans le coffre d'une voiture de location) passait du hip-hop, consacrant la réconciliation de deux frères traditionnellement ennemis: la scène rap et la scène techno.
Avec la nuit, l'ambiance est encore montée d'un cran, et le campement prenait des airs de fourmilière post-nucléaire.
Si certains semblaient en transe la tête dans les enceintes, la plupart allait et venait d'un son à un autre sans vraiment danser.
Mais comme toujours, malgré l'indescriptible pagaille, l'atmosphère restait totalement pacifique. La fête a duré toute la nuit, éclairée par des feux de camps et des projections d'images de synthèse sur des écrans de fortune.
Dimanche dans la matinée, des ravers arrivaient en renfort pour faire durer le plaisir le plus longtemps possible.
Particulièrement sensée, la préfecture du Calvados faisait même acheminer 15 000 litres d'eau par les pompiers.
Si aucun accident ne survient d'ici à ce soir, le Teknival de mai 1999 restera comme une belle réussite.
Par BERNIER Alexis
« Si les portes de la perception étaient nettoyées, chaque chose apparaîtrait à l'homme comme elle est, infinie. » William Blake