De Mozinor à Boréalis, il était une fois les raves
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C’était comment les soirées au début des années 90 ? La décennie 2010 aura vu la scène techno sortir à nouveau des clubs sous l’impulsion de jeunes collectifs investissant hangars, carrières de craie ou cadres naturels. Du coup, on n’a jamais autant parlé des raves, ces soirées mythiques du début des années 90 qui ont changé la vie de toute une génération de musiciens et de fêtards. Derrière les fantasmes, les légendes colportées sur cet âge d’or, qu’en est-il vraiment ? Qu’est-ce qu’une rave ? Comment ces soirées sont-elles nées ? Quelles valeurs y étaient véhiculées ? Qui sont les premiers organisateurs à avoir tenté l’aventure ? Qui fréquentait ces fêtes d’un genre nouveau ? Quels artistes s’y sont exprimés ? Retour sur les glorieuses années des débuts de la techno et de la house en France.
Spasmes



Chapitre 1 : Un mouvement né outre-Manche



Avant de nous pencher sur la situation hexagonale, il nous faut remonter à la source : l’Angleterre. Là où tout a commencé. À la fin des années 80, le pays nage en plein marasme économique. Le chômage est au plus haut, avoisinant les 15 %, et apporte son lot de misère sociale. La jeunesse, touchée de plein fouet, cherche à fuir la réalité quand elle ne sombre pas dans la violence avec le hooliganisme dans les stades. Ceux qui souhaitent néanmoins faire la fête et s’amuser doivent se plier aux règles en vigueur. Les pubs ferment à 23h et les clubs à 2h du matin. Très tôt. Trop tôt. Une partie des fêtards - les plus marginaux - ne l’entend pas de cette oreille et décide de poursuivre la nuit dans des « warehouse parties ». Des sites industriels, abandonnés suite à la politique ultra libérale du gouvernement de Margaret Thatcher, deviennent alors de nouveaux terrains de jeux, principalement dans la grande banlieue de Londres. Punks et rastas se retrouvent autour d’une sélection éclectique de musiques : rock, reggae, dub, électro, hip-hop.

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Mais à partir de 1987 un nouveau son électronique venu des États-Unis et de Chicago en particulier va mettre le feu aux poudres : l’acid-house. Il est d’abord repéré par des DJ officiant dans des clubs comme l’Hacienda à Manchester – où l’on retrouve déjà un certain Laurent Garnier – et le Shoom à Londres. Mais la problématique de la fermeture des lieux à 2h du matin demeure. Une fusion des publics s’opère alors entre les clubbers et les habitués des warehouse. La house music investit massivement les fêtes sauvages en hangars, donnant naissance aux « acid-house parties », surtout à Londres aux abords de l’autoroute périphérique M25. C’est un véritable raz-de-marée, une bouffée d’air frais pour la jeunesse anglaise qui rejoint le mouvement en masse en l’espace de trois mois. La fréquentation devient exponentielle, à tel point que l’on qualifiera les étés 1988 et 1989 de « Second Summer Of Love » en référence à l’été de l’amour qui rassembla des dizaines de milliers de hippies en Californie en 1967. L’un des grands symboles hippie, le Smiley, est d’ailleurs repris pour l’occasion.

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Le terme rave, désignant ces soirées d’un nouveau genre, s’impose progressivement entre 1988 et 1989 sans que l’on en connaisse l’origine exacte. « To rave » en anglais signifie délirer et correspond bien à l’ambiance qui y règne. Les gens viennent déguisés avec sifflets et cornes de brume et, pour la première fois dans l’histoire de la musique occidentale, dansent pendant des heures parfois jusqu’à l’épuisement. C’est un mouvement hédoniste, basé sur le plaisir physique de la danse. Il redonne de l’optimisme aux jeunes générations qui s’y réunissent sans distinction d’origines ou de classes sociales. Le public de ces premières raves anglaises est en effet très hétéroclite : les blacks qui constituaient le premier public acid-house dans les clubs, les punks, les hippies, les rastas, les gays et même les hooligans et les skinheads. La rave canalise la violence de ces jeunes et les rassemble, ce qui fera naître chez certains un grand espoir pour l’avenir.

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Si les premières soirées sont organisées presque spontanément par des collectifs informels ne cherchant pas à faire du profit, la fréquentation chaque week-end plus massive fait bientôt apparaître des organisateurs plus professionnels. C’est le cas de Tony Colston-Hayer, qui comprend rapidement le potentiel financier de l’affaire et va mettre en place des événements d’envergure avec sa société Sunrise Productions. Il organise des fêtes gigantesques en plein air rassemblant plus de 10 000 personnes, y fait venir des manèges et booke des DJ stars en devenir comme Carl Cox. Ces grandes raves se transforment bientôt en festivals comme le Tribal Gathering ou Universe. Mais les autorités anglaises ne voient pas forcément cela d’un bon œil, les lieux étant souvent squattés, et la répression se fait de plus en plus forte en particulier contre les organisateurs les plus désintéressés. En 1994, une loi, le Criminal Justice Act, s’en prend directement à la house et à la techno en interdisant les rassemblements de plus de 100 personnes autour de « musiques aux rythmes répétitifs ». Mais les raveurs les plus radicaux, comme les Spiral Tribe, ont déjà fui depuis longtemps la Grande-Bretagne pour partir « évangéliser » l’Europe continentale. Les raves s’exportent en Italie, en Espagne, en Allemagne où le mouvement devient énorme avec la chute du Mur de Berlin. Mais aussi… en France.




Chapitre 2 : Des débuts confidentiels en France



À Paris, ce sont des Anglais qui, les premiers, vont importer l’acid-house. En particulier au Rex Club avec les soirées Jungle dès 1988, ainsi qu’au Palace avec les soirées Pyramides. Le public y est d’ailleurs pour une bonne part anglo-saxon. Les gays vont aussi accueillir cette musique dans leurs clubs : la Luna, le Power Station et le Boy. Mais tout cela reste confidentiel au regard de l’explosion qui a eu lieu à Londres. En 1989, la house concerne tout au plus 2000 personnes en Ile-de-France. Une radio, Maxximum, va toutefois prendre le pari de diffuser largement de la house dès novembre 1989. Mais disparue deux ans plus tard, elle ne sera pas la station emblématique des raves françaises.

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Des Français ayant découvert les premières raves londoniennes vont aussi importer le concept en France. L’un de ces pionniers s’appelle Manu Casana. Chanteur dans un groupe punk et travaillant déjà dans le milieu de la musique chez un distributeur, il organise à partir de 1988 des soirées acid-house sur une péniche au pont de Puteaux. Une quinzaine de fêtes auront lieu là, mais elles resteront surtout confinées à un cercle d’amis. Après avoir échoué dans la co-organisation d’une soirée anglaise du côté de Dieppe et avoir assisté à une soirée clandestine – proposée par des Anglais, les Mutoid Waste - à la porte de Pantin en janvier 1990, il organise ce que l’on peut considérer comme la première vraie rave française. Celle-ci se tient le 3 mars 1990 dans un hangar SNCF de la rue d’Aubervilliers. Didier Lestrade, l’un des premiers journalistes à s’intéresser au phénomène, s’enthousiasme alors dans les pages de Libération pour cet événement fondateur. Il décrit un public « farouchement éclectique formé de zonards, d’étudiants, de vrais babas en pantalons de velours, de bourges en loden. Je ne vois pas de défaut à cette fête qui m’a paru si sincère, si simple, qu’elle devrait donner quelques idées aux clubs miteux que Paris a désormais à nous offrir ».

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Un autre journaliste musical est aussi présent à cette soirée. Il travaille pour L’Express et se nomme Luc Bertagnol. Il va s’associer avec Manu Casana, et ensemble, ils vont proposer une série de fêtes quasi mensuelles durant l’année 1990 sous le nom de Rave Age. Ils investissent ainsi le Collège arménien à Sèvres le 13 avril 1990 avec 600 personnes. Luc Bertagnol utilise son carnet d’adresses pour convier toute la presse, notamment l’équipe d’Actuel/Radio Nova autour de Jean-François Bizot. Désormais médiatisées, les fêtes prennent de l’ampleur. Le 28 septembre 1990 la rave organisée au Fort de Champigny réunit près de 2000 personnes. Un partenariat avec la radio Maxximum, qui fait affréter des bus, permet d’attirer un large public. Une soirée marquante qui sera d’ailleurs reconstituée en 2014 dans le film Eden de Mia Hansen-Løve. C’est aussi à ce moment-là que Patrick Rognant lance son émission Rave Up sur Radio FG, qui va devenir l’épicentre de toute la scène parisienne et le rendez-vous incontournable pour accéder aux informations. Il se souvient avec tendresse de ces premières raves parisiennes : « Il n’y avait pas de ligne musicale bien définie. C’était un melting-pot invraisemblable, mais ça a réuni tout le monde. Il n’y avait pas de compétition entre les DJs. Tous les différents styles étaient représentés. »

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Des dissensions apparaissent toutefois entre Manu Casana et Luc Bertagnol. Ce dernier va monter sa propre organisation « Cosmos Fact », et faire venir des DJ’s italiens. Il va ouvrir un lieu du côté de Montreuil qui deviendra mythique : Mozinor. Autre précurseur qui fait parler de lui dans cette période fondatrice : Pat Cash. Personnage iconoclaste, dandy, trash, il évolue dans différents milieux : punk, hip-hop, funk, branchés parisiens. Plus intéressé par le fait de proposer des fêtes dans des lieux atypiques que par l’acid-house elle-même, il va enchaîner quelques événements spectaculaires comme celui se déroulant dans la gare frigorifique de Bercy en septembre 1990. Un lieu qui sera redécouvert par les Heretik dix ans plus tard. Le coup de maître de Pat Cash reste cette rave dans un tunnel en chantier sous le quartier de La Défense en janvier 1991. Mais les DJ’s programmés ce soir-là peuvent aujourd’hui paraître déconcertants : David Guetta, Ariel Wizman et Albert de Paname ! Pas vraiment ceux qui participeront ensuite activement à la scène rave. Notons que la personnalité de Pat Cash – devenu depuis rabbin en Israël - est au centre d’un film retraçant cette période charnière entre les années 80 et 90 : Ex-TAZ Citizen Ca$h de Xanaé Bove sorti en 2016.




Invaders, l’utopiste


Derrière cette organisation on retrouve principalement un activiste : Bernard Poussaint. Après des débuts au Rex Club avec les soirées Space, il propose une première rave en février 1992 dans un squat d’Ivry-sur-Seine : la SAT. Ce lieu sera utilisé à plusieurs reprises ainsi que des endroits plus inattendus encore comme une déchetterie. Musicalement éclectiques, proposant aussi bien de la house, de la techno, de la trance que du hardcore, les raves Invaders sont les premières à donner sa chance à Liza N’Eliaz qui deviendra la grande prêtresse de ces nouvelles messes païennes.


Jusqu’au-boutiste, Bernard Poussaint ouvre fin 1933 un club à after qu’il aimerait voir fonctionner 24h/24 afin que le son ne s’arrête jamais. Le projet ne tient que deux mois et l’homme y laisse toutes ses économies. Il rebondit ensuite avec des fêtes plus confidentielles dans des squats artistiques.




Fantom, le sens du spectacle


Équipe rassemblant une dizaine de jeunes gens – moyenne d’âge 22 ans – notamment le DJ et producteur Juan Trip dont on retrouve des traces discographiques sur Rave Age Records de Manu Casana et F Communications de Laurent Garnier. Ils accordent une grande importance au choix du lieu de la fête et à la décoration. Aucune de leurs fêtes ne se ressemble et jamais deux fois au même endroit, c’est une règle d’or.


Leur première rave « Timescape » se déroule en mai 1992 sous un chapiteau dans la vallée de Chevreuse. Après avoir organisé l’une des premières fêtes en Bretagne à l’été 92 on les retrouve dans un hangar de la Porte de la Chapelle en octobre de la même année pour « Spasme ». En février 1993 ils proposent « Nostromo » à Issy-les-Moulineaux, un coup de maître, on y reviendra un peu plus tard.




Happy Land, les grands rassemblements


Première organisation plus « professionnelle » derrière laquelle on retrouve Paulo Fernandes – qui montera Coda, premier magazine dédié aux cultures électroniques – Frédéric Djaaleb – qui deviendra le manager de Jeff Mills – et Jérôme Dumayne. Ils souhaitent organiser de grands événements en partenariat avec des maisons de disques et des médias importants.

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Après une première fête dans un supermarché désaffecté et une seconde dans un pavillon des Buttes Chaumont – aujourd’hui le Rosa Bonheur - ils sont contactés par le journal Libération pour une rave à la Défense en janvier 1992. Ils projettent ensuite d’organiser une gigantesque rave en juillet 1993 à Amiens pour 18 000 personnes venues de toute l’Europe, avec l’aide de Laurent Garnier. Mais une campagne de presse fait capoter « Oz » et marque le début de la répression de la techno.




Chapitre 3 : Les bons ingrédients d’une rave réussie



Ces premières raves sont restées mythiques dans l’imaginaire collectif avant tout parce qu’elles véhiculaient un grand sentiment de liberté, où tout restait à créer et à inventer. Après des débuts un peu anarchiques, la scène se structure toutefois autour d’un état d’esprit, de musiques, de rituels et de relais médiatiques.
Patrick Rognant

Comme en 2016, la réussite d’une fête tient déjà beaucoup à son public. Si certains parmi les plus jeunes ont connu leurs premiers émois avec les raves, la plupart des participants ont déjà un passé culturel et musical. C’est précisément ce mélange des genres et intergénérationnel qui regroupe rockers, new-wave, gothiques, gays, fan de disco, B-Boys venus du hip-hop, branchés… qui va faire toute la magie des premiers événements. Toutes ces tribus communient autour de la même musique et de valeurs simples et universelles : paix, amour, ouverture aux autres, respect. On parle même à ce moment-là d’une « House Nation » en référence à la « Zulu Nation » créée par Afrika Bambaataa dans le milieu hip-hop. Le précepte Zulu « Peace, Love, Unity and Having Fun » devient « Peace, Love, Unity, Respect ». « On croyait vraiment qu’on allait changer le monde, explique Patrick Rognant. Au début on n’était pas nombreux donc mieux valait rester groupés. » Avec l’arrivée de raves spécialisées dans des genres musicaux précis, et plus encore avec les free parties, cette belle unité initiale finira malheureusement par voler en éclat.

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Autre élément primordial du mouvement rave, bien évidemment, la musique. C’est l’avènement des DJs tels que nous les connaissons aujourd’hui. Les disques sont calés au tempo et enchaînés entre eux durant des phases plus ou moins longues. C’est dans cette science du mélange à partir de deux sources – parfois plus - et de la construction des « sets », c’est-à-dire l’ordre dans lequel sont joués les morceaux, que vont se distinguer les meilleurs d’entre eux. Au tout début des raves françaises, beaucoup de ces DJs ne viennent pas des discothèques – où leur rôle se limitait au « pousse-disque » et à faire de l’animation –, mais du hip-hop. « Les trois quarts des premiers DJ’s techno étaient des gens qui avaient commencé dans le hip-hop, ils étaient intéressés par la technique. Pour eux, la techno et la house étaient une suite logique » précise Patrick Rognant. Parmi ces pionniers, citons Jérôme Pacman, Guillaume la Tortue, Olivier le Castor, Armand, Bertrand, Arnaud l’Aquarium, Stephanovitch, Djul’z ou encore Sonic. À l’époque, Laurent Garnier qui a débuté à l’Hacienda de Manchester en 1987, n’est que rarement invité à jouer en rave. Il est perçu comme un DJ du milieu club et gay, jouant une musique trop « discoïsante ». Son statut changera à partir de 1993 lorsque les organisateurs auront entendu la réalité de ses sets.

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Une bonne rave, c’est aussi un bon lieu. « Il y avait une grande créativité dans le choix des endroits, se remémore Patrick Rognant. Les gens avaient conscience qu’une fête techno était une sorte de voyage. Il fallait trouver des lieux qui fassent rêver, en bien ou en mal. C’est pour ça que les gens du hardcore, musique sombre, ont été jusqu’à faire des fêtes dans des déchetteries. » Même avant la répression, il n’est pas toujours évident de dénicher des lieux pour des soirées « rave », surtout en restant dans la légalité. Beaucoup d’organisateurs ont recours à des subterfuges, ils louent des espaces en prétextant un anniversaire ou en utilisant des prête-noms comme des associations étudiantes. D’autres auront moins de scrupules et squatteront purement et simplement leurs espaces de fêtes. Au niveau de l’aménagement intérieur même, la rave s’oppose à la représentation traditionnelle des concerts rock. Le spectacle n’est plus sur scène, mais dans la salle, avec le public, la décoration, les lumières, les performances artistiques. Les DJs ne sont pas mis en avant, ils jouent même parfois cachés. Cela a bien changé depuis…

Les raves séduisant un public toujours plus nombreux, des relais médiatiques se sont rapidement mis en place. N’oublions pas qu’au début des années 90, il n’y a ni téléphone portable ni Internet. Si les premières fêtes fonctionnent par le bouche à oreille dans des petits milieux d’initiés, on voit rapidement fleurir les flyers, des imprimés colorés annonçant les prochaines soirées. Ils sont souvent distribués dans les nouvelles boutiques de disques qui ont ouvert à Paris : Bonus Beat devenu par la suite BPM, Rough Trade, USA Import et TSF. La radio est également un bon médium pour diffuser des mixes et annoncer les événements. À ce titre, Radio FG, qui bascule sur un format techno à partir de 1991, va devenir le lieu de rendez-vous incontournable pour toute la scène. Les informations sur les raves sont en particulier distillées dans l’émission « Rave Up » de Patrick Rognant. Radio Nova participe également au mouvement avec ses « bons plans » et même la chaîne de télévision MCM s’y met avec l’émission « 120 BPM » qui vient filmer les fêtes.

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Se mettent aussi en place des services télématiques – le Minitel, un ancêtre français de l’Internet – par des médias sympathisants : 3615 RAVE par Libération et 3615 FG982. Enfin, on voit apparaître les premiers fanzines en 1992 : KOF, Eden, et le premier magazine largement distribué en 1993 : Coda. On retrouve derrière ce dernier les organisateurs d’Happy Land et de Mozinor. Pour limiter les risques d’annulations, les lieux précis des fêtes ne sont jamais indiqués à l’avance, sauf en cas de location d’une salle en bonne et due forme. Tout un cheminement se met en place avant d’accéder au Saint-Graal. Il faut d’abord composer un numéro de téléphone, appelé infoline, qui fixe un point de rendez-vous le soir venu. C’est là que sont distribués des plans d’accès, pas toujours simples à suivre. Un véritable jeu de piste, comme un rite initiatique, qui fait partie intégrante du concept de la rave.




Lunacy, les défenseurs de la house


Deux associés, Pierre Herrmann et Thierry Vincent veulent se démarquer de la radicalisation techno des raves et drainer le public des clubs dans des lieux atypiques. L’idée est de « proposer une ambiance cosy dans des endroits froids ». La première fête Lunacy se tient dans un hangar du port de Gennevilliers le 4 septembre 1992.

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Loic Dury de Radio Nova y mixe un mélange de soul, de funk, de house et de garage. On y retrouve aussi des DJ’s comme Erik Rug ou Jef K. Leurs fêtes se déroulent sans encombre jusqu’en 1994, où la répression des autorités devient très problématique. Le duo retourne alors en club avec les soirées Temple au Rex. Fred Agostini prendra jusqu’en 1996 la relève des raves house avec ses soirées Xanadu qui verront naître la première génération « french touch ».



TBE, les pionniers de la trance


Un peu à part sur la scène rave, les TBE – Trance Body Express – sont les premières fêtes à se spécialiser sur le genre musical de la trance. Dès le début de ses soirées à la fin de l’année 1990, le DJ Yayo issu d’un courant EBM – Electronic Body Music – et new beat se revendique plus des « beach party » de Goa que des warehouse anglaises. Dès la fin des années 80 il existe en effet dans cette ville indienne des fêtes faisant se rencontrer la musique synthétique européenne - rapportée par les hippies - et les musiques ethniques locales.

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Beaucoup des soirées TBE ont lieu sur la péniche Delo au pont de Suresnes ainsi que dans des champignonnières. Patrick Rognant de Radio FG se souvient aussi de fêtes incroyables dans la salle de garde de l’Hôpital Sainte-Anne : « Certains membres de TBE étaient infirmiers psychiatriques et avaient obtenu le droit d’organiser des choses là-bas. Le matin quand on repartait, on voyait tous les malades derrière un grillage venus écouter la musique. C’était surréaliste. »




Tekno Tanz, entre trance et hardcore son cœur balance


Organisation menée par un ancien gothique, Fabrice Rackam, elle organise ses premières fêtes dès 1991. D’abord plutôt techno et les oreilles tournées vers l’Allemagne, elle va en suivre les dernières tendances et se focalise rapidement sur la trance. Tekno Tanz va organiser les premiers grands rassemblements français du genre avec les soirées « Gaia ».


La première se déroule au printemps 1991 sur la base nautique de Cergy-Pontoise. Parallèlement la structure propose aussi des soirées hardcore avec les premiers grands DJs du genre comme Laurent Hô et Liza N’Eliaz. C’est également Rackam qui est à l’origine des fameux afters du Pont de Tolbiac où se révèle le DJ Manu le Malin. L’organisation est toujours active aujourd’hui avec régulièrement des fêtes trance et hardtek.





Chapitre 4 : Cinq raves restées mythiques



Des dizaines voire des centaines de raves se sont déroulées en France durant l’âge d’or allant de 1990 à 1994. Difficile donc de les lister toutes, c’est pourquoi nous en avons retenu cinq parmi les plus marquantes.

Mozinor,la rave à domicile fixe


L’histoire de Mozinor commence en 1991. Eric Napora, qui organise des événements clés en main pour des entreprises, découvre le lieu. Une salle en forme de soucoupe volante pouvant accueillir 1800 personnes sur le toit du parking d’une zone industrielle à Montreuil. Luc Bertagnol, qui a monté Cosmos Fact après s’être fâché avec Manu Casana, lui loue l’endroit pour une rave. C’est un échec financier, mais Napora lui propose de s’associer pour en organiser d’autres. S’en suivent sept fêtes dantesques et parfaitement légales d’avril à décembre 1991 où jouent beaucoup de DJ italiens repérés par Bertagnol comme Francesco Farfa, Mikki el Delphino et Roby J.


Ils influencent la jeune génération de DJs français comme Pacman et Djul’z. Après une embrouille entre les deux organisateurs – décidément –, Eric Napora continue seul les soirées de Mozinor pendant plusieurs années, fonctionnant plus comme un grand club que comme des raves stricto sensu.

LFO à La Défense, la révélation techno


L’une des premières grandes raves officielles. Organisée par Happy Land avec le soutien très actif du journal Libération qui en assure une large promotion dans ses pages. Le label Fnac Music Dance Division d’Eric Morand - ancêtre de F Communications - est également de la partie.


Pour l’occasion LFO, le duo phare du label anglais Warp, auteur l’année précédente d’un album remarqué Frequencies vient se produire à Paris dans un espace situé sous la Grande Arche de la Défense. Malgré une sonorisation assez moyenne, les deux Anglais délivrent un live remarquable qui convertit de nouveaux adeptes au groove électronique. Beaucoup de Parisiens venus du rock, attirés par la publicité de Libération et la facilité d’accès du lieu, découvrent la techno ce soir-là. Certains ne s’en sont toujours pas remis.

Rave ô Trans, la rave contamine un festival


Première rave organisée dans le cadre d’un festival rock, les Trans Musicales de Rennes. On y retrouve Manu Casana qui a convaincu Hervé Bordier, l’un des organisateurs des « Trans », en l’emmenant dans une rave new-yorkaise durant le New Music Seminar. Si les techniciens du festival, la presse et une partie du public semblent plutôt sceptiques en amont de la soirée, les artistes présents vont mettre tout le monde d’accord, ou presque.


On retrouve en effet cette nuit-là une programmation exceptionnelle et axée live avec The Orb, 808 State et la première performance européenne d’Underground Resistance venus spécialement de Detroit. La mayonnaise prend rapidement et Rennes deviendra l’un des fiefs de la techno en France. Elle restera de nombreuses années présente aux Trans Musicales avec les soirées Planète. C’est aussi ce soir-là que deux jeunes bretons, Matthieu et Gildas, ont une révélation. Deux ans et demi plus tard, ils organisent la première édition d’Astropolis.

Nostromo, l’apothéose


Depuis leurs débuts en mai 92 dans la vallée de Chevreuse, les Fantom ont habitué les ravers à des fêtes spectaculaires, misant beaucoup sur une programmation pointue et des décorations hallucinantes. Même si leurs fêtes se révèlent toutes déficitaires financièrement, les Fantom ont acquis une excellente réputation et un public chaque fois plus nombreux. En février 1993, ils décident de frapper un grand coup en louant un hangar d’Issy-les-Moulineaux près d’un mois à l’avance.


Le temps pour eux de mettre en place les décors et les scènes. Le dessinateur Moebius est mis à contribution pour réaliser le flyer et les visuels de la soirée. La fête est démesurée, plus de 5000 personnes vibrent au son de Juan Atkins, Juan Trip, Blake Baxter, Rok, Per, Djul’z et Lunatic Asylum qui s’apprête à sortir le premier tube techno français, « The Meltdown ». Pour Christophe Vix-Gras, membre actif de la scène électronique française depuis ses débuts et aujourd’hui associé du Rosa Bonheur, Nostromo représente « l’apothéose de la rave ». Tout simplement.

Borealis, la techno aux Arènes de Nîmes


Ce serait une faute de limiter l’histoire de la rave à la seule région parisienne. C’est d’ailleurs en province qu’on eut lieu certaines des plus belles et plus grandes fêtes du genre. Marseille vibre par exemple au son de la techno dès 1992 avec la rave Atomix. Lyon voit aussi débarquer toute une tribu de DJ acid-trance venus d’Allemagne en février 1993 à la Halle Tony Garnier pour la Cosmic Energy. Une faute aussi de s’arrêter strictement en 1994 puisque la plus belle édition de Boréalis a eu lieu l’année suivante.


Outre le cadre majestueux des Arènes de Nîmes, la fête a régalé les 11 000 ravers présents avec une programmation incroyable pour l’époque : Jeff Mills, Andy Weatherall, Darren Emerson, Stephanovitch et surtout les lives de The Orb et Underworld. Le festival, organisé par une bande de Montpellier, la Tribu des Pingouins, s’est ensuite poursuivi jusqu’en 1998. L’année suivante, un orage empêche la réalisation de l’événement à la dernière minute. Borealis ne reverra jamais le jour.

C’est au mitan des années 90 qu’une page de l’histoire de la techno se referme. Celle de l’âge d’or des raves et du champ des possibles. Pression extérieure des autorités qui tolèrent de moins en moins ce type d’événements, déchirement interne entre les différentes chapelles musicales qui se constituent, apparition d’organisateurs surtout intéressés par l’appât du gain proposant des fêtes décevantes. On entre alors dans une nouvelle ère. Certains DJs deviennent des stars, se professionnalisent. Beaucoup reprennent le chemin des clubs. La trance et le hardcore continuent pendant quelques années d’animer les champs et les hangars. C’est aussi à ce moment-là que le mouvement plus radical des free parties initiées par les Spiral Tribe vit ses plus belles heures. Mais c’est une autre histoire…




Chapitre 5 : Manu Casana



Premier organisateur de raves en France, Manu Casana est aussi l’un des rares de l’époque à être encore actif. Il revient avec nous sur son parcours, sa foi en l’utopie de la rave et nous livre son regard sur le renouveau actuel.


Comment es-tu tombé dans la rave ?

J’étais chanteur dans un groupe punk hardcore, les Sherwood. J’avais monté mon propre label Auto Da Fé Records. À l’époque je voulais brûler le système. (rires) Mes parents étaient des réfugiés politiques espagnols qui s’étaient battus dans l’armée républicaine contre Franco. Le genre de truc qui te forge le caractère. Un soir de février 1987, j’ai suivi des amis anglais dans une fête acid-house en périphérie de Londres. J’y suis allé un peu à reculons car je pensais que c’était une soirée disco. Et nous les punks, n’aimions vraiment pas le disco. Et pourtant, cela a été la révélation de ma vie.

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Qu’est-ce qui t’a plu dans cette fête ?

J’ai vu des skinheads, mes ennemis jurés, souriants, aimables, danser comme des fous sur un son que j’assimilais à du disco. Ils étaient à côté de blacks, de pakis et les prenaient dans leurs bras, leur tapaient dans les mains. C’était incroyable. J’ai perdu tous mes potes dans la soirée, mais j’ai parlé avec plein de gens, j’ai dansé toute la nuit. Il y avait une puissance, une énergie, tu ne te sentais plus tout seul. J’ai pris une claque en voyant cette convivialité, cette paix. Moi qui étais enfermé dans des clichés, qui classais les gens suivant leurs goûts musicaux, j’ai vu toutes les barrières s’effondrer ce soir-là. Musique, origine sociale ou ethnique. Il n’y avait plus du tout de clivages. Je me suis dit que le futur était là, devant moi, que tous les peuples de la planète allaient s’unir autour de cette musique.

Avec le recul, tout cela était très utopique ?

On a vraiment cru qu’on allait changer le monde. Je suis parti dans l’utopie totale. (rires) Il ne faut pas oublier que les deux premières années, le Mur de Berlin n’était pas encore tombé. On était encore en pleine guerre froide. Et pourtant j’ai ressenti un immense espoir dès cette première soirée.

Du coup tu as envie d’organiser le même genre de soirées en France ?

Évidemment ! J’étais représentant pour un distributeur spécialisé dans le rock. Au Midem 1988 (salon des professionnels du disque à Cannes, ndlr), j’ai récupéré une quarantaine de maxis acid-house. Après je devais partir au ski, aux Arcs en Savoie. La toute première soirée house que j’ai organisée a eu lieu à Bourg-Saint-Maurice. J’avais récupéré des platines, je découvrais les disques en les jouant et bien sûr je ne savais pas mixer. On était une cinquantaine de personnes et on s’est éclaté. Ensuite j’ai commencé à m’incruster dans des soirées funky sur la péniche Marcounet à Puteaux. Je passais des disques en fin de soirée. Puis on a fait des soirées 100% acid-house toujours au même endroit. On avait monté un collectif avec deux potes. On s’appelait BAM pour Bruno, Arnaud, Manu. Ça restait des fêtes entre amis. Il n’y avait pas de gens de l’extérieur. Ensuite j’ai créé Rave Age et je me suis associé avec Luc Bertagnol. On a organisé les premières raves françaises : le Collège arménien, le Fort de Champigny. Au début on ne mettait même pas les noms des DJ’s sur les flyers. Les gens ne les connaissaient pas de toute façon.

Au niveau de la légalité, ça se passait comment ?

Ce n’était absolument pas dans les règles. On pouvait louer des lieux comme le Collège arménien, mais le plus souvent c’était des endroits squattés. Il n’y avait aucune autorisation de demandée pour nos soirées. Mais ça se passait bien. Lors d’une fête à l’Usine Ephémère d’Asnières en 92 avec Frankie Bones j’ai expliqué aux flics qu’on fêtait un anniversaire. Ils ont juste demandé de baisser un peu le son et ils sont repartis. Il y avait pourtant 2500 personnes au petit matin dans un squat !

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Par la suite on te voit moins sur le devant de la scène ?

J’ai proposé mes services à d’autres organisations. Je me suis notamment occupé de Rave ô Trans aux Trans Musicales de Rennes. J’ai monté une rave à La Villette pour les 20 ans de Libération en 1993. Je travaillais aussi dans l’événementiel pour des marques. Mais ça ne se passait pas bien, je trouvais les marques trop intrusives. Je me suis un peu grillé. Et puis le milieu rave commençait à se tirer dans les pattes, avec des organisateurs opportunistes, juste là pour l’argent. Je suis parti en Espagne, j’ai bossé pour le Sonar. J’ai retrouvé un esprit qui s’était perdu en France.

Pourquoi es-tu revenu ?

Je suis rentré en France comme responsable commercial du distributeur La Baleine. C’était la grande période de la minimale allemande, de Kompakt. J’ai ressenti un nouvel engouement par le nombre de disques qui se vendaient, les soirées qui s’organisaient. L’envie est revenue en moi. Je suis rentré à Paris en 2005. J’ai fait les soirées Dinosaures au Rex, pour ramener un peu de convivialité. Puis j’ai créé P.U.R.E pour faire des soirées hors-club. On devait faire une soirée à Mozinor en 2012, mais elle a été interdite à cause de mon nom. On a dû se rabattre sur le Palais des Congrès de Montreuil.

Tu penses quoi du renouveau de la scène hors-club aujourd’hui ?

Y a des collectifs comme Berlinons Paris, Microclimat, Cracki, La Mamie’s qui ont une démarche super intéressante, mais qui est uniquement musicale, culturelle. Ça ne va pas au-delà, ce n’est pas social. J’aime beaucoup ces gens-là, l’énergie qu’ils déploient, je suis tout à fait pour. Mais il n’y a plus de revendications. Pour moi une rave c’est un endroit de liberté, on ne doit pas te dire ce que tu dois faire ou ne pas faire. Ce qui manque aussi à ces soirées c’est le respect. C’est primordial pour moi. Il devrait y avoir quelques petites phrases sur le respect des autres dans la communication et pas juste un alignement de noms de DJ’s. Cette dimension étant omise, ou non pensée, c’est l’essentiel qui manque pour moi.



Source : GreenRoom