Teknival du 1er Mai 2002 @ Mer - 27.04 - 01.05.2002

NB : De nouveaux textes en passe d'être signés

Après un long débat public, la nouvelle législation sur les raves a été votée le 31 octobre 2001, sous la forme d'un amendement à la loi sur la sécurité quotidienne. Le décret d'application doit être examiné par le Conseil d'Etat, mardi 30 avril. Selon le ministère de l'intérieur, il devrait être signé et publié avant le 5 mai.

Le texte soumet la tenue des "rassemblements exclusivement festifs à caractère musical" à une déclaration préalable auprès de la préfecture, sous peine d'une amende de 1 500 euros et de la saisie du matériel utilisé. Le décret d'application précise que le dispositif s'applique à partir d'un seuil de 250 participants. Après modification par le Conseil d'Etat, il intègre une charte des bonnes pratiques, qui précise les engagements des "raveurs" qui acceptent de la signer et les facilités qui leur sont alors offertes.

Torse nu, les yeux mi-clos, il danse, au milieu des fumées multicolores et des lumières aveuglantes, perché sur les planches qui relient les deux murs d'enceinte. La nuit est tombée et il commence à faire froid mais le jeune homme à moitié dévêtu est dans son monde, il se laisse porter par la musique. La sono crache la techno, saccadée et surpuissante. Samedi soir 27 avril, la "teuf" bat son plein. Environ 15 000 raveurs sont venus de toute la France participer au traditionnel Teknival du 1er mai, le premier grand rassemblement techno de l'année.

C'est peut-être l'un des derniers sous cette forme puisque la loi réglementant les free parties, ces fêtes clandestines et gratuites, doit entrer en vigueur dans les semaines qui viennent. Pour marquer l'événement, les raveurs ont pris possession de plusieurs kilomètres carrés de terrain au milieu des carrières de sable, des retenues d'eau et des champs de maïs ou de luzerne, près des rives de la Loire, entre les communes de Mer et de Muides, à environ 20 kilomètres de Blois (Loir-et-Cher). Un peu moins nombreux que l'année dernière, à Marigny (Marne), ils comptent, pour une bonne partie, quitter les lieux lundi pour anticiper l'éventuelle saisie du matériel par les gendarmes à la date prévue pour la fin du Teknival, mardi ou mercredi.

PIN-UP EN ET PILULES

Les premiers sont arrivés dans la nuit du vendredi au samedi, vers 3 heures du matin, pour installer le matériel, déjouant la vigilance des gendarmes présents aux abords du site. Jusqu'à la fin du Teknival, l'endroit ne sera plus qu'une marée de tentes, de voitures et de camions déglingués en tout genre, une fête rythmée par les échos des différents "sons" dispersés dans l'immense camp improvisé.

Une vache normande en plastique trône sur le toit d'un van. Ailleurs, une pin-up en carton pâte sert de décor, une guirlande lumineuse autour de la poitrine. Un peu plus loin, une bannière de pirate a été hissée en haut d'un mât. Partout, se bouscule une foule de jeunes en parka et en pantalon de treillis, une bière à la main, accompagnés de chiens. Sur le chemin poussiéreux qui passe au milieu du campement, des dealers - en majorité venus de la région parisienne - vendent du haschisch et de l'ecstasy à la criée, des pilules roses et vertes. Le prix : 5 euros l'unité.

"LE 5 MAI, TEUF INTERDITE"

Un peu partout, des banderoles et des affichettes en faveur d'une mobilisation anti-Le Pen rappellent que le Teknival a lieu entre les deux tours de l'élection présidentielle et que les raveurs ne sont pas complètement isolés dans leur bulle musicale et libertaire. "Y a pas moyen, dégage !" proclament des slogans montrant Jean-Marie Le Pen, une croix gammée sur le front. "Contre Le Pen de mort", proclament des affichettes collées sur les vitres des voitures montrant le visage du leader d'extrême droite transformé en tête de mort. "Fuck Le Pen !" affirme un graffiti multicolore sur une banderole posée contre un camion. Autre appel, plus poli et citoyen : "Le 5 mai, teuf interdite. 100 % contre Le Pen. Votez !"

Souvent apolitiques, voire anti-politiques, les raveurs gardent à l'esprit que d'autres jeunes défilent en ce moment dans la rue contre le Front national. Une partie des "teufeurs" comptent d'ailleurs écourter la rave pour se rendre aux grandes manifestations du 1er mai. Pour eux, ce combat est en droite ligne avec celui qu'ils mènent depuis plus d'un an contre la loi sur les free parties. Voté à la fois par la gauche et par la droite, ce texte qu'ils ont dénoncé comme liberticide et anti-jeunes doit entrer en vigueur avant le 5 mai. "Les politiques sont supersécuritaires mais ils ne s'attaquent pas aux vrais problèmes, ils préfèrent s'en prendre à une partie de la jeunesse pour gagner des voix", estime Olivier, qui tient un stand où les "teufeurs" peuvent s'approvisionner en briquet, en pipe et en papier à cigarettes pour leur consommation de marijuana.

Coiffure rasta et piercing dans la lèvre inférieure, ce jeune Breton de 24 ans a confectionné un T-shirt, vendu 8 euros, où l'on voit un raveur qui mixe sur une platine avec une main et qui jette une croix gammée à la poubelle de l'autre. "Le Pen, no political backspin", prévient le slogan. "Ça veut dire pas de retour en arrière", explique le jeune homme, manutentionnaire en intérim, titulaire d'une maîtrise de philosophie. Olivier n'a pas voté au premier tour mais il va le faire le 5 mai. Il trouve que le leader d'extrême droite est un "sale bonhomme" mais il ne se fait pas d'illusions sur l'avenir des raves si Jacques Chirac est réélu président. "C'est mieux que Le Pen mais, de toute façon, il sera obligé de répondre au sentiment d'insécurité."

"LE PETIT JEU DES POLITIQUES"

Aide-éducatrice dans une école à Chartres et "teufeuse depuis dix ans", Christelle regrette de ne pas avoir voté le 21 avril mais elle exprime un profond dépit à l'égard des hommes politiques. "Il y a eu une volonté politique de diaboliser les free parties et de présenter les raveurs comme des jeunes qui font n'importe quoi. Ça dérange, mais j'en ai besoin pour mon équilibre dans la société. En même temps, j'ai une vie sociale, j'ai un travail et je vais voter au deuxième tour."

Sam, lui aussi, va aller voter le 5 mai après s'être abstenu au premier tour. "De toute façon, je n'aurais pas voté Jospin. C'est lui qui a fait passer la loi sur les raves, explique ce membre de Mas-i-Mas, l'un des plus gros sounds systems présents au Teknival. Les raves, ça représente un des sujets que les politiques ont mis en exergue pour faire peur aux gens, Maintenant, ce petit jeu, ça leur revient dans la gueule."

Entre le ressentiment pour la gauche et la volonté de faire barrage à l'extrême droite, les organisateurs du Teknival ont voulu donné une connotation politique au rassemblement. "C'est une manifestation de musiciens et d'artistes en colère contre les pouvoirs publics et pour la liberté d'expression musicale", proclame Alan, un Anglais de 39 ans, que l'on retrouve derrière l'organisation de la plupart des grands rassemblements techno.

Ce personnage "historique" mais contesté du milieu des free partiess'est installé dans le sud de la France, après avoir fui la répression du mouvement au Royaume-Uni par Margaret Thatcher, dans les années 1980. Le 17 avril, il a écrit une lettre aux "ministres et aux candidats à l'élection présidentielle" pour dénoncer "la répression totalitaire sur un mouvement artistique", faisant allusion aux nombreuses confiscations de matériel effectuées ces derniers mois, avant même l'entrée en vigueur de la nouvelle loi. "Si c'est ça la gauche, alors c'est quoi l'extrême droite ?" s'interroge le raveur anglais.